CHAPITRE III
Fasciné par la dégradation rapide du satellite, Gus passait la plus grande partie de son temps dans la salle des contrôles, ne participait que de loin aux préparatifs du départ. Lien Rag et Kurts s’activaient fébrilement, entassant dans la navette tous les documents, films et logiciels qu’ils pouvaient trouver. Les heures s’écoulaient trop vite à leur gré.
— Tu es sûr de ton compte à rebours ? demandait Kurts plusieurs fois dans une journée. Il me semble qu’il va bien vite.
Lien Rag avait choisi un chrono autonome qui, toutes les soixante minutes, émettait un son aigu et affichait le temps qui restait avant le départ.
— Plus que dix-sept heures. Ce n’est pas possible. On n’a pas dormi dix heures en trois nuits et voilà qu’il ne reste que dix-sept heures ? Cet appareil est détraqué.
— Non, il fonctionne bien. Il est absolument autonome et protégé contre toute influence extérieure.
De temps en temps Gus les appelait, mais ils n’avaient pas toujours quelques secondes pour contempler sur les écrans la multiplication des implosions. Pourtant lorsqu’une carcasse de saus flotta dans l’espace ils accoururent.
— Cette fois les cryos sont largement ouverts sur le vide, murmura Gus. L’équilibre général va s’en ressentir ; pourvu que le système des portes étanches résiste encore quelques heures…
Gueule-Plate, la chèvre-garou nourrice du petit Kurty, allait et venait comme une folle dans les coursives, s’empêtrait dans leurs jambes, et il avait fallu attacher l’enfant dans son bât pour qu’il ne soit pas expulsé par ses sauts désordonnés. Elle n’arrêtait pas de crier d’une voix de soprano enrouée et Kurts, excédé, lui avait fabriqué une muselière. Mais elle continuait à crier malgré ses mâchoires ligotées.
— Inutile d’entasser des provisions, lançait Lien Rag. Le voyage est extrêmement court.
— Qu’en sais-tu ? Nous ne nous souvenons pas de sa durée.
— Gus, lui, se rappelle.
— Et si la navette tombe en panne ou bien s’en va atterrir du côté de l’ancien Canada.
— Avec ce que tu emportes on pourrait alimenter dix personnes pendant un mois. C’est tout à fait inutile.
La température commença de chuter, preuve que les centres vitaux étaient atteints. Aucune caméra intérieure ne fonctionnait désormais. Les Garous, les loupés, essayaient de gagner les niveaux supérieurs et ils devaient les surveiller, édifier des barrages. Kurts avait soudé quelques portes étanches pour les limiter aux coursives, mais ils durent abandonner les germoirs. Gueule-Plate dut se contenter d’une nourriture différente, des granulés de soja surtout, et elle ne s’en lamenta que davantage.
— Son lait va devenir dégueulasse, affirma Kurts, et dans ces conditions je ne vois pas ce qu’on en fera sur Terre. Elle va nous gêner considérablement.
Recroquevillé sur son tabouret, Gus, le cul-de-jatte, oubliait tout le reste. Le spectacle qu’il découvrait grâce aux caméras extérieures devenait horrifiant. Il y avait plusieurs carcasses de saus qui se promenaient dans l’espace et aussi des nuages de graines de pearl. Les silos avaient dû s’ouvrir à leur tour et leur contenu se répandre en immenses écharpes qui ceinturaient le satellite.
Ce fut à dix heures du départ qu’il aperçut les premiers cadavres de loupés implosés. Ils étaient comme expulsés du ventre du Bulb, mais dans sa partie invisible. Il vit aussi un chariot élévateur.
Depuis deux jours Bulb n’envoyait plus de message, paraissait se résigner. Et Gus n’osait pas allumer l’écran où, d’ordinaire, il imprimait ses réflexions et ses protestations.
— Il doit être très affaibli, fit Lien Rag lorsque Gus lui fit part de ce silence. Toute son énergie est désormais utilisée pour protéger son cœur contre le mal.
— Il faut se tenir prêt, lança Kurts. La lumière, la chaleur, la gravité peuvent disparaître d’un seul coup. Je me demande si dans ces conditions la navette pourra décoller. La Voie Oblique sera-t-elle opérationnelle ?
Ils se posaient tous ces questions, s’attendaient au pire. La peau de l’animal sidéral paraissait plus saine de ce côté mais c’était une observation toute relative.
— Si on revêtait les scaphandres, malgré tout ?
Ils pouvaient les endosser mais restaient Kurty et sa nourrice. Comment fourrer celle-ci dans un scaphandre avec le bébé ? Il aurait fallu enfiler ses pattes dans les jambes et les bras de cette combinaison épaisse. Gueule-Plate ne comprendrait pas, se débattrait, et même s’ils y parvenaient, elle risquait d’étouffer Kurty en se défendant.
— Si Bulb se désintègre, irons-nous vers la fin de l’ère glaciaire ? Nous n’avons jamais eu la preuve formelle que ce satellite était le maître d’œuvre de la reconstitution continue des strates de poussières.
— Oui, mais nous avons un doute, répondit Lien Rag à l’interrogation de Kurts. Plus qu’un doute, même. Et puis n’oublions jamais ce que nous avons désigné du nom d’Abominable Postulat. Les Ophiuchusiens ont voulu que la Terre reste une planète glacée et ont tout fait pour que cela soit.
— Je veux simplement savoir si nous aurons le temps de rejoindre Concrete Station et de quitter cette dernière. Ma locomotive aura-t-elle la possibilité d’abandonner Gravel Station pour répondre à mon signal codé ?
— Nous pouvons survivre à Concrete Station si les glaces fondent autour de nous. Mais je ne pense pas que les strates de poussières lunaires se dispersent d’un seul coup. Il y aura des trous, certes, qui peu à peu s’élargiront, se rejoindront, mais pas tout de suite, sur des mois, des années. Et pendant des siècles ces poussières formeront des nuages sidéraux qui plus ou moins régulièrement viendront occulter les rayons du Soleil, provoquant pour la Terre un climat précaire. Nous pourrions passer brutalement d’un climat tempéré à un mini-climat glaciaire de quelques semaines… Il faut espérer que nous ferons très vite d’énormes progrès scientifiques et techniques nous permettant d’éliminer complètement ces strates.
Kurts, à quelques heures du départ, proposa que désormais ils aillent dormir dans la navette. Et les autres acceptèrent tant leur tension nerveuse était forte ; ils n’auraient pu trouver le sommeil dans les cabines. Mais ils ne purent non plus se reposer car Gueule-Plate, très mécontente d’être parquée dans un si petit espace, ne cessa de grogner malgré sa muselière et se vengea en crottes malodorantes. Ils durent procéder à un nettoyage total qui leur prit une bonne heure.
— Moins six heures, annonça Lien Rag. Je pense que nous sommes prêts.
— Tu ne crois pas que la navette est trop lourde ? soupira Kurts. Il me semble que nous avons trop empilé d’objets inutiles.
— De la nourriture, par exemple, fit Lien Rag agacé.
Gus était allongé sur son siège spécial, sanglé dans son harnais, le visage pâle.
— Yeuse avait dit qu’elle laisserait une chaloupe de la machine, dit-il. Elle aura tenu parole. Nous pourrons filer tout de suite.
— Pour aller où ? demanda Lien Rag. Que sont devenus nos amis ? Tu parles de Yeuse, mais les autres ? Qui est à la tête de telle Compagnie ? Je pense au Kid par exemple et à Lady Diana. Et si les Aiguilleurs nous attendaient à Concrete Station ?
— Il faut prendre des armes, dit Kurts ; c’est une éventualité, effectivement.
Gus finit par quitter la navette pour se traîner jusqu’à la salle des contrôles.
— Tu es fou, lui criait Kurts, il ne reste plus que trois heures et nous ne sommes pas absolument certains de la régularité de ces allées et venues.
— Je prendrai la prochaine, lui lança le cul-de-jatte.
— Il n’y aura plus de prochaine et tu le sais bien. Bulb se disloque, crève de toutes parts. Bientôt les implosions se rapprocheront et tu ne pourras même plus venir ici.
Une dernière fois Gus pénétra dans la salle des contrôles où depuis longtemps tous les voyants étaient au rouge. Il avait dû court-circuiter tous les bip-bip d’alarme, les mini-sirènes qui attiraient l’attention sur telle panne, telle mise hors service. Même l’ordinateur central devenait gâteux. L’imprimante se dépliait sans raison avec des suites de lettres sans signification.
Il se hissa sur son tabouret favori et le mit en marche, longea avec lenteur les pupitres, les consoles, les écrans, s’immobilisa devant celui où quelques jours auparavant encore Bulb s’épanchait, venait les supplier en lettres cathodiques de ne pas l’abandonner. Il l’alluma et fit apparaître l’ossature du satellite, grimaça. Salt était en partie détruit, les cryo-magasins béaient sur le vide et les carcasses énormes de viande devaient basculer sans arrêt en un chapelet infini. Le satellite changerait certainement d’orbite d’ici peu et commencerait soit une descente vers la Terre et il brûlerait dans les couches de l’atmosphère, soit il s’éloignerait dans l’immensité de l’Univers.
Il attendit un bon quart d’heure mais rien ne vint et il alla brancher les caméras extérieures, du moins celles qui acceptaient encore de fonctionner. Il repéra un énorme furoncle d’où naissait un de ces parasites en forme de boule blanche. L’animal se hâtait, certainement soucieux de s’éloigner du Bulb moribond.
Lien Rag apparut à la porte de la salle des contrôles :
— Gus, abandonne… Nous sommes inquiets… Il ne reste plus cent cinquante minutes. Ce n’était qu’une boutade tout à l’heure.
— Je ne sais pas, dit Gus. La pensée de me retrouver en bas en train de traîner mon tronçon de corps m’effraye… Je réalise qu’ici ce n’était pas si mal pour moi.
— Gus, tu ne vas pas nous faire ça ?
— Vous faire quoi ? Je suis quand même libre de mon destin ?
— Ton fils disparu dans le Gouffre aux Garous est peut-être vivant… Y as-tu seulement songé ?
— Je n’ai plus de souvenirs de cette époque. Ma mémoire commence avec cette tribu de Roux qui m’a recueilli sur les glaces de la Transeuropéenne, avec ces deux mots qui allaient conditionner ma vie, Concrete Station et Voie Oblique… J’ai tout oublié de ma famille, de mon élevage de rennes. Parfois j’ai une image fugitive, je crois me rappeler une odeur, un visage, mais rien ne persiste…
— Kurty, tu ne le reverrais plus ? Le satellite va imploser… Du moins il ne sera plus habitable. Il va tomber en direction de la Terre, brûler dans les couches de l’atmosphère… Il n’est pas fait pour supporter la chaleur de ce frottement inévitable.
— Il peut très bien décrocher de l’attraction terrestre et filer dans l’infini ?
— Il n’y a guère de chance qu’il finisse ainsi, dit Lien Rag.
Kurts apparut, le visage contracté :
— Mais qu’est-ce qui vous prend à tous les deux ? Il ne reste pas deux heures avant le départ…
— Cent quarante-quatre minutes, rectifia Lien Rag ; ne t’énerve pas inutilement.
— Vous prenez de gros risques et vous m’en faites prendre ! hurla Kurts. Maintenant il faut embarquer, s’attacher et attendre.
— Gus, tu entends ?
Le cul-de-jatte hocha la tête et fit rouler son tabouret, s’immobilisa devant l’écran réservé aux dialogues avec le satellite. Il pointa son doigt vers la partie encore saine, du moins en apparence, du satellite.
— Il peut durer encore longtemps, perdre Sugar, le moyeu de liaison et continuer encore des années à survivre, malgré l’amputation. Vous comprenez pourquoi je me suis attaché à lui ? Nous sommes semblables, unis dans le handicap.
Il haussa les épaules et éteignit l’écran, descendit du tabouret et les suivit. Ils refermèrent les portes étanches derrière eux, pénétrèrent dans la soute aux navettes et s’installèrent à leurs sièges respectifs. Derrière, Gueule-Plate, ligotée sur le sien, dormait assommée par des tranquillisants. Kurty, placé dans une sorte de hamac solidement ancré, gazouillait en jouant avec un petit miroir.
— Je boucle ? demanda Kurts.
— Pourquoi pas, mais nous en avons en principe pour cent vingt-huit minutes.
Gus fermait les yeux et ne disait rien.
— Nous pourrons découvrir le satellite dans son ensemble, dit Lien Rag, car le départ n’est jamais rapide puisqu’il n’y a qu’une très faible attraction à vaincre et que la Terre nous attirera.
— Une partie de notre vie, philosopha Kurts, va rester dans cette saleté d’animal. Je n’oserai jamais raconter que nous avons vécu seize ans dans le corps d’une bête gigantesque. Personne ne me croirait.
— Si, ceux qui ont déjà vu des Hommes-Jonas, répondit Lien Rag d’une voix rêveuse.
Kurts appuya sur le bouton qui commandait la fermeture de l’écoutille verticale et automatiquement deux lampes s’éclairèrent.
— Ça a l’air de fonctionner ; pourvu que ça continue ainsi jusqu’au bout.
Les secondes s’égrenaient avec une lenteur désespérante. Lien Rag pensait à Jdrien qu’il avait quitté enfant, à cet autre fils qu’il aurait eu de cette énorme femme de la Bones Company et dont il avait oublié le nom. Mais c’était Yeuse qui hantait son esprit en ce moment extraordinaire.
— Cent quatre minutes, annonça Kurts ; c’est long.
Autour d’eux le satellite se désagrégeait à coups d’implosions à la chaîne. Il suffisait que l’une d’elles, plus puissante et plus rapprochée, déséquilibre l’ensemble pour que leur départ soit à jamais compromis.
— Et si la fréquence des navettes n’existait pas ? dit le géant. Le satellite n’a plus rien à fournir dans le cadre de l’Abominable Postulat. Plus de Roux, plus d’animaux adaptés au froid, plus rien du tout.
— La Voie Oblique a réapparu, n’est-ce pas ? C’est déjà un signe et une chance inespérée. Ne peux-tu pas essayer de dormir ou du moins éviter de te livrer à des spéculations démoralisantes ? répondit Lien Rag. D’ici une bonne heure et demie nous saurons, et la seule chose à faire, c’est d’attendre.
— Gus, fit Kurts, crois-tu que Yeuse ait laissé de la nourriture dans la fameuse chaloupe dont tu parlais ? Je veux dire une nourriture de Terrien, pour oublier bien vite celle des Ophiuchusiens ?
— C’est possible, dit le cul-de-jatte, encore que ces chaloupes contenaient surtout des réserves de rations de survie et elles n’ont rien de très gastronomique si mes souvenirs sont bons.
Kurts soupira et finit par se taire. Derrière eux Gueule-Plate ronflait paisiblement et Lien Rag sourit. Peut-être auraient-ils dû avaler quelques tranquillisants pour se laisser aller à une certaine euphorie.